Extraits de l’Iliade et de l’Odyssée sur Hermès en complément du cours sur les « paroles ailées » chez Homère

 

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J’attire particulièrement votre attention sur l’échange du dieu appelé le « Messager » avec Priam, le père d’Hector, marqué par le deuil encore récent de son fils tué au combat par Achille. Ce dialogue constitue un bel exemple de l’art de « bien parler », de « parler juste » chez les Grecs, qui fait partie de l’idéal hellénique de la mesure et de la tempérance, qui s’oppose à l’hybris (« pan métrôn ariston« , littéralement « de la mesure en toutes choses »).

Hermès dans l’Iliade

Dans l’Iliade, chacun des dieux se détermine en faveur de tel ou tel camp. Hermès ne fait pas exception à la règle (XX, 32 sqq) :

Les dieux partent tous au combat, mais leurs coeurs se partagent. Héré se dirige vers le groupe des nefs ; de même Pallas Athéné, et Poseidon, le maître de la terre, et Hermès bienfaisant, qui excelle en subtils pensers. Héphaïstos part aussi avec eux, enivré de sa force, boitant et agitant sous lui ses jambes grêles. Vers les Troyens en revanche s’en vont Arès au casque étincelant, et avec lui Phoebos aux longs cheveux, et Artémis la Sagittaire, et Létô, et le Xanthe, et Aphrodite qui aime les sourires.

Mais même s’il a Létô pour adversaire divine, Hermès la traite au combat avec mansuétude et prudence (XXI, 496 sqq) :

Toute pareille s’enfuit Artémis en pleurs, laissant là son arc. Et le Messager, Tueur d’Argos, alors dit à Létô : « Létô, ce n’est pas moi qui entrerais en lutte contre toi : il est dangereux d’en venir aux coups avec les épouses de Zeus, assembleur de nuées. Va, tu peux aller te vanter avec entrain, au milieu des Immortels, d’avoir triomphé de moi par la force brutale ».

Si Hermès a adopté le parti des Grecs, cela peut être dû en particulier à ses attaches particulières avec certains d’entre eux. Parmi les compagnons d’Achille, se trouve en effet un de ses fils (XVI, 179 sqq) :

Le second rang, lui, était sous les ordres du valeureux Eudore, né d’une jeune fille : Polymèle, fille de Phylas, si belle à la danse, lui avait donné le jour. Le puissant Tueur d’Argos s’en était épris, à la voir de ses yeux parmi ses compagnes chantantes, dans le choeur d’Artémis la Bruyante, d’Artémis à l’arc d’or. Aussitôt il montait àl’étage, afin d’aller s’étendre, furtif, à ses côtés, Hermès le Bienfaisant ; et il lui donnait un fils brillant, Eudore, entre tous coureur rapide autant que bon combattant.

Mais cela n’empêche pas Hermès de se montrer serviable et compatissant avec ceux qui luttent dans le camp adverse. Il a par exemple déjà rendu un fier service à Arès, dans une aventure manifestement antérieure à la guerre de Troie (V, 385 sqq) :

Arès a subi [son épreuve], le jour qu’Otos et Ephilalte le Fort, les fils d’Aloeus, le dieu insatiable de guerre, le lièrent d’un lien brutal. Treize mois enfermé dans une jarre en bronze, il y eût bel et bien péri, Arès, le dieu insatiable de guerre, si leur marâtre, la toute belle Eéribée, n’eût avisé Hermès. Quand celui-ci leur déroba Arès, il était à bout de forces : ses cruelles chaînes avaient eu raison de lui.

Et surtout, Hermès est le principal dieu protagoniste du dernier chant de l’Iliade, où il aide le vieux Priam à franchir les lignes ennemies pour venir implorer Achille de lui rendre le corps d’Hector (XXIV, 322 sqq) :

Le vieillard [Priam] monte donc en hâte sur son char, puis il pousse à travers le vestibule et le porche sonore. Devant, tirant le chariot à quatre roues, sont les mules que mène le sage Idée. Derrière, vient l’attelage que le vieillard conduit et excite du fouet, afin qu’il traverse vivement la ville. Tous ses proches le suivent et pleurent sur lui sans fin, comme s’il marchait à la mort. Mais, lorsqu’ils sont descendus de la ville et arrivés dans la plaine, tous, fils et gendres, font demi-tour et s’en reviennent à Ilion. Seuls, les deux voyageurs se laissent voir dans la plaine ; et ils n’échappent pas au regard de Zeus à la grande voix. A la vue du vieillard, il est pris de pitié. Vite, il tourne les yeux vers son fils Hermès et lui dit : Hermès, tu aimes entre tous servir de compagnon à un mortel ; tu écoutes celui qui te plaît. Va donc mène Priam aux nefs creuses des Achéens, de façon que nul ne le voie ni ne l’aperçoive de tous les autres Danaens, avant qu’il parvienne au fils de Pélée. »

Il dit ; le Messager, Tueur d’Argos, n’a garde de dire non. A ses pieds aussitôt il attache ses belles sandales, divines, toutes d’or, qui le portent sur la mer et sur la terre infinie avec les souffles du vent. Il saisit la baguette au moyen. de laquelle il charme à son gré les yeux des mortels ou réveille ceux qui dorment. Sa baguette en main, il prend son essor, le puissant Tueur d’Argos, et vite il arrive en Troade, à l’Hellespont. Il se met alors en marche, sous l’aspect d’un jeune prince, chez qui commence à percer la moustache, et dont l’âge entre tous est charmant.

Pendant ce temps, les voyageurs ont dépassé le grand tombeau d’Ilos. Ils arrêtent au fleuve mules et chevaux, pour les faire boire. L’ombre déjà est tombée sur la terre. A ce moment, le héraut tout près de lui voit et distingue Hermès. Lors, prenant la parole, il dit à Priam : « Attention, fils de Dardanos ! il s’agit ici de montrer une âme prudente. Je vois là un homme ; bientôt, je crois, il va nous mettre en pièces. Allons ! fuyons sur notre char, ou bien allons embrasser ses genoux et supplions-le, pour voir s’il voudra nous prendre en pitié. »

Il dit, et l’âme du vieillard est bouleversée ; il a terriblement peur. Son poil se dresse sur ses membres tordus ; il s’arrête, saisi d’effroi. Mais le dieu Bienfaisant, de lui-même, s’approche, prend sa vieille main et, s’adressant à lui, demande : « Où conduis-tu ainsi, père, tes chevaux et tes mules, à travers la nuit sainte, à l’heure où dorment tous les autres mortels ? N’as-tu pas peur non plus de ces Achéens qui respirent la fureur ? Ce sont tes ennemis, ennemis acharnés, et ils sont là, tout près. Si l’un d’eux t’aperçoit à travers la rapide nuit noire, porteur de tant de richesses, quel plan imagineras-tu ? Tu n’es pas jeune, et c’est un vieux qui t’accompagne : comment donc repousser l’homme qui t’aura pris à parti le premier ? Mais je ne veux pas, moi, te faire de mal : je te défendrais plutôt contre un autre. En toi je retrouve les traits de mon père.»

Le vieux Priam pareil aux dieux répond :«    Oui, il en est, mon fils, tout comme tu dis. Mais sans doute une fois encore un dieu étend son bras sur moi, puisqu’il met sur ma route un passant comme toi, de si bon augure, tel que je te vois, là, avec ta taille, ta beauté enviable, ton esprit avisé, et fils sans doute de parents fortunés. »

Le Messager, Tueur d’Argos, répond :«    Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit. Allons ! réponds-moi donc, et parle sans détours : envoies-tu chez des étrangers un ample et précieux trésor, que tu voudrais garder intact ? ou bien quittez-vous, tous, dès cette heure, la sainte Ilion, parce que la terreur vous a pris ? C’est le plus vaillant des hommes qui est mort avec ton fils. Au combat, il n’était en rien inférieur aux Achéens. »

Le vieux Priam pareil aux dieux répond :«    Qui es-tu, noble enfant ? de quels parents sors-tu ? Comme tu parles de la façon qu’il faut du sort qu’a subi mon malheureux fils ! »

Le Messager, Tueur d’Argos, à son tour réplique :«    Tu veux m’éprouver, vieillard, en m’interrogeant au sujet du divin Hector. Que de fois l’ai-je vu, de mes yeux, dans la bataille où l’homme acquiert la gloire, et lorsque, près des nefs, il repoussait, il massacrait les Argiens, les taillant en pièces de son glaive aigu ! Nous restions là, immobiles, curieux de l’événement : Achille nous avait interdit le combat, dans son dépit contre l’Atride. Or, je suis son écuyer. La même nef bien construite nous a menés ici tous deux. Je fais partie des Myrmidons ;mon père est Polyctor. Il est riche, mais vieux, comme tu l’es toi-même. Il a six autres fils ; je suis, moi, le septième. Avec eux, j’ai secoué les sorts et me suis vu ainsi désigné pour suivre l’armée. Je viens à l’instant de quitter les nefs, pour me rendre dans la plaine. Dès l’aube, les Achéens aux yeux vifs engageront la lutte autour de ta ville. Ils s’irritent à rester inactifs, et les rois des Achéens ne les peuvent retenir, tant ils brûlent de se battre. »

Le vieux Priam pareil aux dieux répond :« Si tu es l’écuyer d’Achille, le fils de Pélée, dis-moi alors toute la vérité : mon fils se trouve-t-il toujours près des nefs ? ou Achille déjà l’a-t-il découpé membre à membre et donné en pâture aux chiens ?»

Le Messager, Tueur d’Argos, à son tour réplique :« Non, vieillard, les chiens ni les oiseaux ne l’ont point dévoré ; il est toujours près de la nef d’Achille, tel quel, dans sa baraque. Voici la douzième aurore qu’il est là, étendu à terre, et sa chair ne se corrompt pas ; ni les vers ne l’attaquent, ces vers qui dévorent les mortels tués au combat. Sans doute, Achille, chaque jour, le traîne brutalement tout autour de la tombe de son ami, à l’heure où paraît l’aube divine : il ne l’abîme pas pour cela. Tu l’approcherais, tu verrais toi-même comme il est là, tout frais, le sang qui le couvrait lavé, sans aucune souillure, toutes ses blessures fermées, toutes celles qu’il a reçues — et combien de guerriers ont poussé leur bronze sur lui ! C’est ainsi que les dieux bienheureux veillent sur ton fils, même mort. Il faut qu’il soit cher à leur coeur. »

Il dit, et le vieux a grand-joie, et réplique : « Ah! mon enfant, qu’il est utile de faire aux Immortels les offrandes qui leur reviennent ! Mon fils — si vraiment j’eus un fils — jamais, dans son palais, n’oubliait les dieux, maîtres de l’Olympe. Aussi se sont-ils souvenus de lui, même venue la mort fatale. Tiens, agrée de moi cette belle coupe et en échange protège-moi, conduis-moi, avec la faveur des dieux : il faut que j’atteigne la baraque du fils de Pélée. »

Le Messager, Tueur d’Argos, à son tour lui dit :« Tu veux m’éprouver, vieillard, parce que je suis jeune. Aussi bien ne t’écouterai-je pas, si tu m’invites à accepter des présents à l’insu d’Achille. J’aurais trop peur — et trop de scrupule — en mon âme à le dépouiller : il pourrait bien m’en coûter cher plus tard. Mais je suis prêt à te servir de guide, avec zèle, et jusqu’à l’illustre Argos, aussi bien à bord d’une nef rapide, qu’en t’accompagnant à pied. Nul n’aurait tel mépris de ton guide qu’il osât t’attaquer. »

Ainsi dit le dieu Bienfaisant et, sautant dans le    char à chevaux, vite il prend en main le fouet et les rênes, en même temps qu’aux chevaux et aux mules il insuffle une noble ardeur. Ils arrivent ainsi au mur et au fossé qui protègent les nefs. Les gardes déjà s’occupent du repas du soir. Sur tous, le Messager, Tueur d’Argos, verse alors le sommeil. Sans tarder, il ouvre la porte, en écartant les barres, et il fait entrer Priam, avec les splendides présents que porte le chariot. Ils atteignent ainsi la baraque du Péléide, la haute baraque que les Myrmidons ont bâtie à leur maître, en taillant des    poutres en sapin. Ils ont mis par-dessus une toiture de roseaux ramassés dans la plaine humide. Tout autour, ils ont pour leur maître fait une grande cour garnie de pieux serrés. Une seule barre en sapin tient la porte verrou gigantesque, qu’il faut trois Achéens pour mettre en place, trois pour enlever, tandis qu’Achille, lui, le met en place, seul. Hermès Bienfaisant ouvre au vieillard; il fait entrer les glorieux présents destinés au rapide fils de Pélée, puis il saute du char à terre et dit :

« Vieillard, c’est un dieu immortel qui est venu à toi : je suis Hermès. Mon père lui-même m’a placé près de toi, pour te servir de guide. Mais je vais repartir ; je ne m’offrirai pas aux regards d’Achille : on trouverait mauvais qu’un dieu immortel montrât à des mortels faveur si manifeste. Entre, toi, et saisis les genoux du fils de Pélée, et supplie-le, au nom de son père », de sa mère aux beaux cheveux, de son fils, si tu veux émouvoir son coeur. »

Ayant ainsi parlé, Hermès s’en retourne vers le haut Olympe, cependant que Priam saute du char à terre. Il laisse là Idée, qui demeure à garder les chevaux et les mules. Le vieillard, lui, va droit à la maison, à l’endroit où se trouve être assis Achille cher à Zeus.

Hermès dans l’Iliade se caractérise donc avant tout par sa serviabilité et par ses pouvoirs magiques. Malgré le titre de Messager que lui donne le poète, il ne remplit pas vraiment cette fonction, qui est plutôt dévolue à Iris. Il n’en sera plus de même dans l’Odyssée.

Hermès dans l’Odyssée

A/ Le messager des dieux

En effet, dès les premiers vers du chant I Hermès est évoqué par Zeus comme un messager des dieux porteur d’un avertissement prophétique (I, 28 sqq) :

Le Roi des hommes et des dieux prit alors la parole
(il pensait, dans son âme, au noble Egisthe
que tua le fameux Oreste, fils d’Agamemnon) ;
tout à ce souvenir, il dit ces paroles ailées :
« Hélas ! voyez comment les mortels vont juger les dieux !
C’est de nous que viendraient tous les malheurs, alors qu’eux-mêmes
par leur propre fureur outrant le sort se les attirent,
ainsi qu’on vit Egisthe outrant le sort prendre à l’Atride
sa femme légitime, et le tuer à son retour,
sachant la mort qui l’attendait, puisque nous l’avions prévenu
par l’entremise du Veilleur éblouissant, Hermès,
de ne pas le tuer, de ne pas rechercher sa femme !
Car Oreste viendrait lui en faire payer le prix
dès qu’il aurait grandi et désirerait sa patrie…
Ainsi parla Hermès, bienveillant, sans persuader
les entrailles d’Egisthe : et maintenant, quel prix il a payé ! »